Quand on prend la décision de tourner un « abécédaire », il est inévitable de partir de ce dernier, le premier et peut-être l'unique, réalisé pour la télévision par Pierre-André Boutang et Michel Pamart. Il a été diffusé pour la première fois sur Arte en 1995, alors que la chaîne franco-allemande était à peine active depuis 1992. En réalité, il s'agissait d'un simple entretien, tourné d’une manière assez brute, autrement dit nonchalante, avec le grand philosophe et un présentateur français Gilles Deleuze, mort par suicide en 1995. Il est donc impossible de ne pas penser au moins aux origines, étant conscient de “voler”, une idée tant originale qu'efficace : comment ne pas comprendre jusqu'au bout la pensée d'un homme, si ce n'est à travers des mots-clés, cités les uns après les autres au rythme de l'alphabet ?
A comme Augé, donc. Et comme Abécédaire des non lieux qui nous habitons et, de temps en temps, nous habitents. La première Carte postale est un portrait de son auteur, à travers ses paroles et sa voix, son visage et les images iconiques d’un bistro, d’un passage et du metro parisien. "Il y a des passages qu’on parcourt tout au long de la vie et on a envie d’y s’arrêter au milieu”.
“Note” anthropologique au projet
Le projet veut illustrer à travers des pastilles qu’est ce que un non-lieu. L’empreinte principalement visuelle veut condenser dans quelques minutes les différents aspects qui caractérisent ces espaces interchangeables. D’un côté on veut souligner l’aspect plus purement architectonique et esthétique des non-lieux, leur caractère le passage, de rassurante conformité. De l’autre côté on veut analyser leur caractère relatif, c’est à dire souligner pour qui et dans quelles occasions ces espaces rêvent le rôle de non lieu et en même temps analyser quand cela cesse d’exister. Le non lieu est en effet une condition situationnelle, où l’identité du passant est rejetée en faveur d’un anonymat rassurant. Le lieu peut cela dit émerger à chaque moment, dès qu’une relation, une identification, un lien social, s’affirme.
La valeur contemporaine du non-lieu
Le non lieu nous révèle quelque chose sur deux aspects centraux de notre société: la question de l’identité et celle de la relation. Si ce qui caractérise le non lieu est le fait que les personnes n’arrivent pas à entretenir avec celui-ci ou à l’intérieur de celui-ci une relation, on peut bien voir comment le non lieu est relatif. Un aéroport pourra être un non lieu pour un voyageur mais devenir un lieu pour ceux qui travaillent tous les jours à l’intérieur de son périmètre. En construisant avec le non-lieu des points de repère, l’homme transforme un espace neutre, destiné au passage, dans un espace qui a une identité bien définie et qui s’enrichit chaque jour à fur et à mesure des évènements qui se déroulent et des relations que l’on tisse.
Plus que et au de-là d'une analyse sémiotique des non-lieux, ces “pastilles” voudraient aboutir à un développement vers une forme de “short story” où l’anthropologue, Marc Augé, évoque, avec une analyse du (non)lieu, le rapport, son rapport, avec ce lieu. S’agirait-t-il d’une danse entre l’objectif et le subjectif, une démarche déjà propre à l’écriture du philosophe de la post-modernité. C’est pour cela qu’on a pensé à un forme, un style filmique qui puisse rendre l’objectivité de l’analyse aussi bien que le regard subjectif, l’histoire. D’un côté la caméra sur trépied, fixe, plan large, nette, de l’autre une caméra qui fouille, cherche, s’arrête sur les particuliers, les détails, le regards volés. Le son aussi doit nous rendre cela: le réel large et l’intimité. Mais pourquoi pas introduire aussi, selon les cas, des éléments créatifs dans l'image et dans le son: de l’archive, des détails détournants, des photos, de la matière onirique du visuel d’un côté, du bruitage, du whispering, du son minimaliste, de l’archive sonore aussi? On pense là à des “pastilles” qui puissent être des unicum, des petites oeuvres stand alone.
Ancien élève de l'École normale supérieure (L1957)1, agrégé de lettres classiques, docteur ès Lettres et Sciences humaines2, Marc Augé est directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) à Paris ; de 1985 à 1995, il en fut le président (après Fernand Braudel, Jacques Le Goff et François Furet).
Directeur de recherche à l'ORSTOM (actuel IRD) jusqu'en 1970, puis, élu à l'EHESS, il a effectué de nombreuses missions en Afrique noire, principalement en Côte d'Ivoire et au Togo, et en Amérique du Sud, développant le concept d'idéo-logique, c'est-à-dire la manière dont, à travers des dispositifs et productions symboliques, s'ordonnent pour une société donnée le possible et le pensable, et s'orchestre pour tous et pour chacun l'imposition du sens. Depuis le milieu des années 1980, il a diversifié ses champs d'observation, effectuant notamment plusieurs séjours au Venezuela, en Bolivie, en Argentine, au Chili, tout en essayant d'observer les réalités du monde contemporain dans son environnement le plus immédiat (Paris, France, Italie, Espagne) ainsi que dans ses productions « distanciées », notamment artistiques (photographie, cinéma, peinture, architecture, littérature). En 1992, il a fondé, avec Gérard Althabe, Jean Bazin et Emmanuel Terray le Centre d'anthropologie des mondes contemporains de l’EHESS5. Il continue aujourd'hui à effectuer de nombreux voyages et à donner des conférences à l'étranger, notamment en Europe et en Amérique.