Madame Maodus, en entrant dans ce lieu, on a l’impression de faire un saut dans le passé. Où nous trouvons-nous exactement ?
« En ce moment, vous vous trouvez dans l’atelier de Soutine, dans le cœur de ce qui fut un temps l’âme de la Cité Falguière du début du siècle dernier. Un laboratoire inimaginable d’expérimentations, qui réunissait des jeunes artistes du monde entier. Je suis ici depuis quarante ans. J’ai essayé de laisser ce lieu le plus possible similaire à ce qu’il était pour ne pas corrompre son énergie. Quand je l’ai acheté, il était en très mauvais état, l’artiste qui avait remplacé Soutine était un célèbre sculpteur de fer, Antoine Rohal (élève de Antoine Bourdelle ndlr), un hongrois naturalisé français. Il n’avait fait aucuns travaux de rénovation et il voulait que ce lieu reste un atelier d’artiste. Et c’est le cas. À sa mort, en 1978, grâce à la contribution fondamentale de ma galerie japonaise, c’est moi qui suis arrivée. »
Vous avez des origines serbo-russes, vous vivez entre Paris, Belgrade et Tokyo mais vous aimez dire que vous avez une dette de gratitude envers l’Italie…
« Ma famille appartenait aux « Russes blancs » qui ont fui la Révolution de 1917. En 1942, ma mère était enceinte et se trouvait sur un territoire instable des Balkans, aux frontières. Ils lui dirent d’essayer de traverser la frontière pour accoucher dans ce qui était alors l’Italie. Ils disaient que même dans la folie de la guerre, l’armée italienne protégeait les femmes et les enfants. Le reste du monde, devenu fou, les tuait. Ils avaient raison, et je suis née. En 1948, nous avons déménagé à Belgrade. La Yougoslavie de Tito n’était pas facile pour les Russes mais dans la grande ville de Belgrade, il y avait un peu plus de tolérance. J’ai grandi avec ma mère, mes huit frères et mon grand-père sculpteur. Il mourut fou et ma mère associa toujours sa descente dans la folie à son art. C’est pour cette raison que quand, enfant, j’ai commencé à dessiner, je le faisais en cachette. Ma mère me frappait quand elle me découvrait. Pour moi, le fait de peindre est resté une urgence, c’est la première chose que je fais le matin. J’ai encore le sentiment de devoir me dépêcher, comme si je faisais quelque chose d’interdit. »
Quel était le climat culturel et artistique de Paris dans les années soixante-dix ? Comment êtes-vous arrivée dans ce lieu incroyable ?
« Je me suis enfuie de Belgrade assez jeune par amour pour un homme et pour cultiver la passion de l’art. J’ai suivi mes études d’art en Allemagne, à la Werkkunstschule de Francfort. De là, je suis ensuite arrivée à Venise à l’Accademia delle Belle Arti, avant de jeter l’ancre à Paris, où j’ai étudié à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts. Le climat de Paris dans les années soixante-dix était incroyable, stimulant et en même temps empli de compétition. Ce n’était pas facile pour une femme, comme toujours. Un choc artistique qui a changé mon art, de figuratif à contemporain. Nous étions vers la fin d’une époque de grands artistes à Paris. La scène artistique contemporaine s’est ensuite déplacée rapidement vers New-York, Londres, Berlin. Après les premières expositions collectives à Paris aux divers Salons d’Automne et mes expositions personnelles à la Galerie Jean-Claude Riedel, j’ai commencé à travailler pour la Ghendai Gallerie de Tokyo. Grâce à leur soutien, je suis arrivée à l’Atelier, celui de Soutine, à la Cité Falguière. »
Parlons maintenant de vous et de vos références. Face à vos grandes toiles, animées de lettres, de chiffres et de symboles, on se sent emporté comme par une force vitale communicative tourbillonnante. Vos couleurs unies aux symboles construisent des formes synthétiques incroyablement expressives. Comment êtes-vous arrivée à maintenir cette harmonie complexe mais immédiate ?
« À Paris, après une période initiale d’abattement, j’ai trouvé plus de courage pour m’exprimer, reconnaître mon style et trouver mes influences. Ici, j’ai visité des centaines d’expositions. Outre mes premiers maîtres, Amedeo Modigliano et Chaim Soutine, j’ai été très touché par l’avant-garde russe, surtout André Lanskoy, et par le mouvement du groupe artistique nordique CoBrA.
J’ai réalisé ma première œuvre avec des mots en peignant des fragments de phrases d’une lettre entre Van Gogh et Gauguin, le témoignage d’un rapport difficile. C’est ainsi que j’ai commencé à rechercher harmonie et contraste entre les couleurs et les symboles, en utilisant souvent des caractères cyrilliques et japonais avec un goût esthétique. Je poursuis l’harmonie dans la complexité, je travaille pour satisfaire un besoin, à la recherche infinie de ma fée Morgane inatteignable. Je n’arrive jamais à mettre la main sur ce que je veux vraiment exprimer. Si dans mon urgence je réussis à faire quelque chose de beau pour les autres, j’en suis heureuse. Peut-être que c’est ça le sens de l’art, donner même juste un instant de joie à un monde par ailleurs si laid. »
Madame Maodus, pourquoi ce lieu d’une valeur inestimable dont vous vous êtes fait la gardienne n’est pas protégé par la République française en tant que patrimoine culturel ?
« À une époque, beaucoup de monde venait ici visiter la Cité Falguière, encore habitée par de vieux artistes. Quand ils sont morts, les promoteurs ont parié sur les ateliers, et ont dénaturé ce lieu au plus profond de son âme. Depuis des décennies, nous avons cherché à sensibiliser les administrateurs à la sauvegarde du site. En 1996, une association présidée par Jacques Mauve, pharmacien du quartier Pasteur a été créée et a présenté dans les règles un dossier aux Ministères compétents afin d’obtenir la reconnaissance de patrimoine culturel. Ce n’est jamais arrivé. Pas même une plaque commémorative, peut-être pour ne pas déranger les riches résidents des ex-ateliers. Jacques Mauve, avec assiduité, a recueilli durant sa longue vite énormément de matériel sur l’âge d’or de la Cité Falguière. À sa mort, sa famille a donné ces précieuses recherches au Musée d’Art Contemporain d’Osaka, au Japon. Ce qui m’attriste le plus, c’est que les jeunes Français ne connaissent pas l’histoire de ce lieu. J’aimerais que Paris la valorise comme elle le mérite. En Italie, ça ne serait pas arrivé. »
Malheureusement, nous n’en sommes pas si sûrs. Madame Maodus, vous avez organisé vos expositions personnelles au Japon, en France, en Italie, en Allemagne, en Suisse. Vous exposez dans les prestigieuses galeries parisiennes à Saint-Germain-des-Prés. Vos œuvres figurent dans les collections permanentes de musées en Serbie, en Bosnie-Herzégovine, en Roumanie, au Japon. Quels sont vos projets pour le futur ?
« Cet été, j’ai réalisé une exposition personnelle en hommage au grand poète serbe Jovan Dučić au Museum d’Herzégovine de Trebinje. Actuellement, je travaille sur ma prochaine exposition parisienne, ma première rétrospective, à la Galerie Saphir dans le Marais. Au début de l’année prochaine, une exposition à Livourne, la ville de Modigliani, est prévue au Museo Civico Fattori di Villa Mimbelli. Comme vous le voyez, ma recherche artistique n’est pas encore finie, je suis encore sur le chemin. Je pense quitter Paris pour suivre de nouveaux stimuli, peut-être que je poserai mes valises à Berlin. Peut-être à Venise. Cela signifie quitter mon bien-aimé Atelier, à la seule condition qu’il reste un atelier d’artiste ou un centre culturel de l’École de Paris. Son âme doit continuer à vivre. »
Nous saluons Mira Maodus, sa ténacité de gardienne et son élégance artistique, derrière la porte branlante de son atelier. Son chemin continuera. L’atelier de Soutine sera-t-il préservé après son départ ? Sa beauté et sa valeur seront-elles célébrées comme il se doit ? Avec ces questions, nous nous éloignons dans la silencieuse impasse de la Cité Falguière, et nous retournons aux bruits assourdissants du trafic de Montparnasse, tout en conservant dans les yeux la splendeur du dernier atelier, le tombeau de voix, de beauté et de mirages d’années d’art qui ont été folles et qui ne le sont plus.